Rone – Tohu Bohu (InFiné)
Genre : Electronique,
Electronica
Rone reste et restera pour moi l’homme qui
en un album et quelques EP a mis tout le monde d’accord. Ni plus ni
moins. Ecouter son deuxième album légèrement avant la sortie fut
pour moi un réel privilège. L’attente a été longue depuis
l’année dernière et son dernier EP « So
so so »,
même si ce dernier nous a déjà bien fait patienter. J’ai salivé
en attendant ce nouvel opus, je l’ai imaginé dans ma petite
caboche, j’en ai presque rêvé et finalement, c’est par courrier
que le graal est arrivé dans son enveloppe kraft alors que je
rentrais un soir, maussade, du boulot. La pochette du disque est à
l’image de son contenu. C’est peut-être ça que Rone a cherché
à insuffler dans cet album, profondément sentimental, plein de
vastes balades électroniques : forcer l’auditeur à n’être
qu’un passager qui contemple de toute sa petitesse une immense tour
d’ivoire futuriste où l’artiste, réfugié au dernier étage,
distille ses mélodies comme le prêtre dicte son sermon à la
messe.
Avant même la sortie de ce nouveau disque, Rone
avait aussi réussi quelque chose de très rare dans la musique : en
quelques morceaux, peindre un nouveau style qui lui est entièrement
propre, se forger une identité reconnaissable entre mille, produire
son « son », le sien, son précieux. Cette prouesse est de nos
jours un véritable talent, un signe ultra-particulier qui ne trompe
pas, même si l’on a souvent parlé de Boards of Canada, voire de
Plaid ou même Nathan Fake par moments, en guise de comparaison.
Moins mainstream qu’un Burial qui a insufflé un genre musical
depuis assez largement repris, le fascinant Rone conserve son
originalité dans un « Tohu Bohu » (définition : grande confusion,
grand désordre généralement accompagné de beaucoup de bruits
discordants) qui finalement, n’en est pas vraiment un.
«
Tohu Bohu, c’est mon chaos apprivoisé, organisé et fixé sur un
disque », explique-t-il dans le communiqué de presse que pour une
fois, j’ai pris la peine de lire. Derrière la pochette qui laisse
songeur, le disque s’ouvre sur une piste, « Tempelhof »,
qui a tout de la vraie introduction. Mise en lumière ; les acteurs
entrent sur la scène, saluent, se présentent. Je serais votre hôte
le temps d’une galette qui court sur un peu moins d’une heure. Le
son monte tranquillement, sans se presser, les premiers claviers
résonnent nonchalamment sur une mélodie légère ; la magie
s’interrompt parfois pour laisser plus d’espace au beat, à un
espace qui s’étend lentement, où les échos volent, s’étalent
pour mieux relancer la mélodie. Je flotte en apesanteur sur la fin
de ce morceau qui laisse déjà penser que la suite sera parfaite.
Quelques notes rebondissent pour mieux enchaîner avec « Bye
Bye Macadam »,
l’une des pistes monumentales qui à elle seule mérite l’achat
du disque. Rone s’amuse avec un premier rythme syncopé qui, comme
souvent d’ailleurs, débute doucement pour grimper dans les
décibels. Sample de voix ultra-répétitif, claps mesurés, secs,
sur fond de bruissements électroniques plutôt discrets. On se
demande comment Rone va nous emmener au septième ciel et comme il en
a le secret, le producteur arrête presque tout en plein milieu de la
piste, puis repart sur ses fondamentaux pour mieux relancer une
musique qui s’envole littéralement, calée sur les claviers de
départ. Peu à peu, les notes t’emmènent loin, avec une nouvelle
mélodie qui tente de s’imposer en fond, le tout créant une sorte
de tunnel profond et dansant en même temps, alors tu souris comme un
con en te disant que ouai, putain, ce disque a démarré super
fort.
Après deux morceaux finalement composés un peu de
la même manière, on se demande ce que va donner « Fugu
Kiss »,
piste plus discrète, moins tapageuse, plus « warpienne » dans
l’âme mais surtout où Rone prend son temps, déballe une
artillerie de sons électroniques qui volent et éclatent un peu
partout autour de tes oreilles. Tu es comme un mec perdu au milieu de
l’autoroute que les voitures frôlent en roulant à 140 km/h, vent
dans la gueule et bouteille vide dans la main, hagard, qui frémit
sur des gémissements de machines électroniques violées après
avoir été droguées au GHB. Perdu, je suis un peu perdu dans cette
piste qui s’étire et à tout du morceau idéal pour VJ tant
l’aspect « visuel » est criant. C’est l’impression d’un
lendemain de fête, tête lourde, qui est à prendre comme une sorte
de transition conceptuelle, mais qui se laisserait bien écouter en
rêvant sur un dancefloor aux alentours de 5h du mat’. Un peu
bourré, on va se laver la tête sous les étoiles ; ce qui tombe
farouchement bien puisqu’on tombe sur « La
Grande Ourse »,
piste parfaitement contemplative, berceuse colorée. Ici aussi
l’auditeur prend des coups de semonces électroniques qui sortent
d’un peu partout. Le morceau glisse entre moments forts et
accalmies bien accompagnées par des voix d’enfants qui semblent
jouer à contempler la voute céleste. On se retrouve comme le
personnage de la pochette, à contempler un monument magique, plein
de scintillements magnifiques. Tout est calme, le monde peut se
rendormir.
Un peu décontenancé par le précédent
morceau qui met presque dans un état de béatitude, « Beast »,
pour moi un des meilleurs morceaux du disque, rappelle que Rone est
un artiste polyvalent, capable de jouer sur plusieurs registres.
Pourtant, ce morceau décolle d’une manière typiquement Ronesque,
prend son temps pour monter en puissance avec un synthé qui semble
très avenant. Et en un deux secondes à peine, à 2 minutes et
quelques, renversement total, Rone s’éclate sur une prod que l’on
jurerait sortie du dernier album d’un rappeur US, sorte de
grime-électronique qui se mue toutefois en tout autre chose.
Atmosphère lourde ; la nuque est déjà en action sur un beat qui va
encore feindre de changer, avant de finalement repartir. On est ni
dans le hip-hop-hype, ni dans rien du tout finalement, peut-être
dans une sorte d’abstract-hip-hop du troisième millénaire. OVNI
en vue, merde, WTF ?! La basse est de plus en plus lourde, on
suffoque, rie, pleur, tout ça en même temps, avant que le morceau
ne s’éteigne lentement pour s’ouvrir sur - logique ultime - le
featuring tant attendu avec High Priest, un des quatre piliers
d’Antipop Consortium. Qui de mieux que l’un des membres de ce qui
est peut-être à jamais l’un des plus grands groupes de hip-hop
alternatif du monde ? Personne. « Let’s
Go »
n’est peut-être pas la piste la plus fabuleuse du disque, mais
elle met pour l’une des premières fois en perspective les
capacités du producteur à faire intervenir un tiers. Après « Bora
Vocal », la plus grande réussite musicale de Rone parue sur le
premier album et accompagnée du journal audio d’Alain Damasio,
l’artiste nous comble. Le hip-hop-électronique n’est pas mort,
et un album entier entre ces deux protagonistes semble déjà
incarner l’adéquation quasi parfaite.
On ressort de
cette collaboration un peu essoufflé, conquis, tant par le flow du
MC toujours aussi parfait que par la prestation du compositeur. Mais
Rone nous a encore mitonné un bijou, une perle au nom étrange de
« King
of Batoofam »,
qui rappelle un peu les meilleurs moments de l’artiste sur son
premier « Spanish
Breakfast ».
Pourtant, la piste est plutôt linéaire. Mais Rone sort le grand
jeu, ses synthés, ses notes savonneuses, ce son spatial qui lui est
si propre comme je l’expliquais en introduction, cette impression
que tout se lisse, tout s’imbrique comme des Lego, pour former un
château magnifique, époustouflant. « Parade »,
qui suit immédiatement, a déjà été largement commentée puisque
qu’elle est disponible sur le Web (et ci-dessous) accompagnée de
son clip. Cette embardée lunaire est elle aussi une des grandes
réussites de l’album.
Depuis l’ouverture, ce disque
est bien maîtrisé, parfois un peu inégal, mais toujours réfléchi.
Rone sait où il va, et ce n’est pas un hasard si le deuxième et
dernier invité du « Tohu Bohu » est un confrère, violoncelliste
touche-à-tout, Gaspar Claus. D’emblée, on sent la présence de ce
dernier, sur ce morceau beaucoup plus « épique », qui mêle une
sorte de mélodie symphonique avec des nappes électroniques de plus
en plus envahissantes. Une musique de film, presque : comme si le
Loup du Nord de Game of Thrones levait son épée après avoir
renversé l’insupportable roi Joffrey. Un moment de grâce
totalement… épique. Il n’y a pas d’autre mot. Enfin,
« Lili…Wood »
vient clore cet album. Piste la plus courte de l’album, elle résume
les neuf précédents titres, joue sur un registre chaloupé et
mélodique, électronica-contemplatif, évoque un melting-pot de
sentiments, qui s’éteignent sur un léger vent électronique.
Puis, plus rien.
Comme Rone nous y avait déjà habitué,
« Tohu Bohu » est un disque plutôt court, qui passe d’une
traite, comme une grande gorgée d’eau après l’effort. Et, si
tout l’album n’est pas entièrement éblouissant (il manque
surtout selon moi des moments plus « cathédralesques »), la grande
majorité des pistes sont réellement géniales. Parti l’année
dernière s’exiler à Berlin, le disque n’a rien d’un plagiat
de techno-berlinoise. Rone nous montre même à quel point il peut
s’inviter sur d’autres thèmes que ceux qu’on lui connaissait
déjà. Voici donc un deuxième grand disque, plus personnel, plus
profond. Alors, bravo. Et merci.
Neska
Lien Bandcamp
https://rone-music.bandcamp.com/album/tohu-bohu